Faire voler les hannetons

Le hanneton est un coléoptère qui a cruellement amusé notre enfance.
Avant l’invention du drone, notre jeu favori était de lui attacher un fil à la patte pour diriger son vol. Plus ou moins haut, plus ou moins vite, même sa stabilité en vol ou sa chute était programmable et prévisible.
Nous abusions de son besoin irrépressible de voler et de subir nos ordres en comparant, dans le rire, nos pouvoirs de pilotes. 

L’innocence perdue et la Ligue de Défense de la Cause Animale ont rendu cette pratique obsolète.

La place était donc disponible et les réseaux sociaux se sont engouffrés dans cet espace, avec un dessein bien plus malfaisant : celui de piloter le vol de nos cerveaux. (Le mot vol s’entendant ici dans ses deux sens).

C’est ainsi, qu’ayant observé notre addiction naturelle à l’information et notre propension à la facilité, ils ont décidé d’attacher un fil à tous les accros  de nos petits écrans pour que notre meilleur ami smartphone devienne, à « l’insu de notre plein gré »,  notre pire ennemi de dégénérescence intellectuelle.

Cette comparaison imagée, sinon hasardeuse, vaut pour la similitude des motivations du pilote : obtenir du pouvoir et en tirer profit.
Profit commercial, bien sûr, en nous invitant à croire indispensable de posséder ou de consommer tel ou tel produit choisi par son promoteur.
Mais surtout profit psychologique, de nous faire adopter telle ou telle idée comme sienne, pour le moment venu, diriger notre action, sans encombre du moindre raisonnement personnel et contradictoire. 

L’accès à ces cruelles pratiques est également similaire par leurs côtés ludiques.
Qu’il s’agisse d’attacher un fil à la patte du coléoptère ou de diriger nos cerveaux à travers une information perverse, la comparaison se vaut par l’absence d’effort pour la certitude d’un bon résultat.

Par contre les conséquences ne sont pas les mêmes car si le pouvoir de nuisance du hanneton se limite à la digestion de quelques feuillages, celui de nos cerveaux qui dirigent le monde est de décider de notre avenir d’humain.

Différence aussi dans la dimension et le mode de diffusion. Nous ne sommes pas sûr que le hanneton aimât cette pratique et sa capacité d’inviter ses congénères à participer était limitée. Côté réseaux sociaux et pianoteurs invétérés aucun problème pour faire en sorte que l’utilisateur s’auto-intoxique, sans grand effort de promotion. L’addiction à l’écran est telle que rien ne devient plus possible sans le consulter. Il suffit pour s’en convaincre de lever la tête dans la rue pour observer combien la baisse.

Sur l’instant que du plaisir, mais voilà, comme toute addiction le moment d’allégresse passé, il faut supporter le prix des dégâts occasionnés.

Ainsi gavés d’informations en 140 caractères gratuits, dont la qualité sera mesurée au nombre de lectures ou de vues partagées, adoptées sans contradiction, notre cerveau, avare de place, détruit les neurones inutilisés et donc devenus inutiles, pour y faire place à cette info, cette idée, ce concept servi  « tout cuisiné » facile à digérer, sans effort de raisonnement.

Au mieux insignifiante, souvent perverse et parfois « fake news » cette bouillie à tout pour nous faire croire vraie, notre seule envie d’y croire, dans la facilité.

Coup double.
Remplir notre boîte crânienne d’informations fausses, sinon douteuses et détruire les neurones inutilisés par absence d’activité, qui pourraient les combattre.
Fini la souffrance du doute, la recherche fastidieuse de la vérité factuelle, la difficile gestion de la contradiction, l’analyse qui trouble.

Comme le hanneton, qui a tellement volé un fil à la patte, jusqu’à ne plus savoir se diriger par lui-même, nous foncerons droit dans le mur quand notre pilote l’aura décidé.

Cette insidieuse « lobotomisation » discrète se trahit parfois pour apparaître évidente, sans pour autant pousser à la révolte le spectateur innocent.
Lorsqu’un dictateur maintient son peuple dans la misère par un savant mélange de fausses informations et de répression, jusqu’à devenir le bourreau adulé de ses ouailles oppressées.
Lorsqu’un autre décide d’exterminer tout un peuple qu’il considère néfaste à la seule expression de son pouvoir.
Notre monde est de plus en plus rempli d’exemples aussi extrêmes de la domination des cerveaux d’une masse incapable de voir la supercherie.

En dehors de ces exemples évidents, l’épidémie de décérébration, se propage à tous en affectant une population d’adeptes de plus en plus jeune. L’apprentissage scolaire des valeurs, l’accès à la connaissance par la lecture ou l’écriture, la responsabilité éducative même, qui formaient le socle de notre future personnalité sont de plus en plus dévastés par la déferlante des réseaux en se constituant en archipel de groupes aussi instables qu’éphémères.

Comme toutes les grandes inventions, fruit du génie humain, internet et son application à travers les réseaux sociaux comporte inévitablement des perversités de nature à remettre en question l’intérêt de leur utilisation non contrôlée.

Si nous n’y prenons garde, la place disponible par cette déliquescence de notre capacité à raisonner risque demain d’être comblée par l’arrivée de l’intelligence artificielle, qui le fera à notre place.

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